Celle qui déplace des montagnes, fait chier le cartographe


Planter le décor d'une nouvelle vie qui commence d'une manière tonitruante


J’ai toujours pensé qu’on avait plusieurs vies en une. 
A vrai dire, on y pense surtout quand il se passe des évènements marquants dans notre vie, sinon on a plutôt tendance à dérouler tranquillement la pelote de la routine.

18 mars 2021, en guise de changement radical à opérer, la vie m’offre un cancer colorectal avec métastases au foie. Visiblement, il fallait frapper fort pour que je comprenne le message...

Après deux épisodes de quatre jours de douleurs intestinales, mon médecin me prescrit un scanner thoraco-abdomino-pelvien que je réussis à obtenir pour le lendemain...et je ne suis ressortie de la clinique que 15 jours après, métamorphosée physiquement et mentalement en une personne nouvelle et différente de celle que j’ai été, éternellement marquée par le sceau de la maladie et de ce qu’elle implique au quotidien dans ma vie.

« Bonjour, je suis ta nouvelle vie, tu ne répondais pas malgré mes relances alors j'emploie la manière forte car cette fois-ci il est urgent que nous discutions !"



Acte 1 : Convocation dans le bureau du médecin radiologue après examen : « vous connaissez un chirurgien digestif ? », « heu oui, c’est par lui que je suis venue faire cet examen », « ça tombe bien car on va avoir besoin de lui : vous avez une tumeur occlusive sur le colon qu’il va vraisemblablement devoir opérer et des métastases au foie, donc vous avez certainement un cancer »…
Là debout au milieu du bureau blanc de 9 mètres carrés…Tu prends ton sac et tu traverses la rue direction le bureau du chirurgien. Entre temps, j’appelle ma maman qui m’avait accompagnée et attendait dans la voiture pour lui dire que j’aurai du retard…Tu parles d’un retard !

Acte 2 : Bureau du chirurgien : nous nous connaissons de longue date et dans un contexte totalement différent. Malgré le masque et les lunettes, je le vois livide.
Ma question, la seule qui me vient à l’esprit à l’instant T : « P. , dans quelle merde je me suis foutue ? », sera traitée quelques mètres plus loin dans son bureau.
Reprise des antécédents (4 jours de douleurs intestinales en deux épisodes mais absolument rien auparavant). Et un antécédent familial avec mon père qui a eu un cancer colorectal à 65 ans. J’en ai 39… 40 ans, une quinzaine de jours plus tard….
Delà, mon chirurgien m’explique qu’il faut faire des examens complémentaires pour déterminer la portée du cancer, où se loge la tumeur primaire, les métastases, déterminer s’il s’agit d’un cancer « normal » ou hormonodépendant, auquel cas la prise en charge est différente selon le cas.
Hospitalisation le soir-même pour surveillance et mise au repos de mon système digestif... 

Juste le temps de retraverser la route, appeler ma mère qui attend toujours, lui annoncer sur un bout de trottoir que j’ai un cancer colorectal avec des métastases hépatiques, et la laisser repartir je ne sais comment. 
Tout ça en mode « pilote automatique », le cerveau ayant disjoncté entre temps à cause de la surcharge d’informations.

Acte 3 : Entrée en clinique seule (COVID oblige), arrivée en chambre, pose du bracelet d’identification, entrée en marchant mais sortie de chambre en fauteuil roulant direction l’IRM. Le décor est planté.
Entre temps, le chirurgien avait appelé mon mari pour qu’il vienne rapidement. Remontée en chambre et deuxième coup de masse : mon mari est attablé avec le chirurgien et je vois qu’il a pleuré. Toujours aussi directe dans le pilotage automatique, je lui demande si on lui a dit « combien de temps il me reste à vivre ? ». Il me répond qu’il n’était pas question de ça et qu’on en est dans la pose du diagnostic. 
On fait le point sur ce qu’il sait et ce que je sais, et je lui réponds : « bon ok on a les mêmes informations, alors ça va ». Il me regarde ahuri me demandant si j’ai bien tout compris. « Oui, oui j’ai tout compris mais là maintenant je ne peux pas me laisser abattre car j’ai besoin de toutes les informations »… 
Cloisonner en m’attachant d’abord aux informations de sources fiables pour prendre des décisions et avant de me laisser submerger par les émotions...

Acte 4 : Retour du chirurgien pour nous informer de la confirmation du diagnostic d’un cancer colorectal avec métastases sur le foie et annonce que plusieurs examens sont programmés : dès le lendemain rectosigmoïdoscopie pour prélèvement sur la tumeur occlusive, détermination des actions sur le cours terme (vaccin COVID, pose d’une chambre implantable en vue de la chimiothérapie), PetScanner le mardi suivant, rendez-vous avec l’infirmière stomathérapeute en vue d’une potentielle pose de poche de colostomie.
On fixe une première programmation magistrale en 4 étapes : 

  • 3 mois opération colon avec pose de poche de colostomie et chimiothérapie combinée, préparation en parallèle de l’opération du foie,
  • 3 mois opération du foie et convalescence,
  • 3 mois de chimiothérapie post-opération foie, 
  • 3 mois opération intestin rétablissement de la continuité et convalescence. 
Un an de perspective médicale… Moi qui n’étais pas fichue d’avoir des projets pour le lendemain, là j’ai un avenir tout tracé.

Acte 5 : Ok donc, je suis là déjà pour une durée indéterminée et il faut que j’annonce à mon fils que je ne vais pas rentrer avant un certain temps…Je propose à mon mari de le faire avec mes mots plutôt que ce soit lui en rentrant tard qui le fasse, et qu’ensuite ce soit lui qui gère les questions éventuelles qui pourraient venir après l’annonce.

Merci Apple® et FaceTime® de m’avoir permis d’annoncer à mon fils de 12 ans et à notre jeune pensionnaire Anna, que j’ai un cancer et ne rentrerai pas avant un certain temps, et tout cela les yeux dans les yeux (plutôt que la voix dans l’oreille…). 
Stupéfaction dans la salle…. « Mais comment c’est possible ? », « tu ne bois pas, tu ne fumes pas, tu es jeune (merci pour le compliment, je prends en de pareilles circonstances), tu manges bien, tu fais du sport »… « Oui, oui mais là, j’ai pas d’arguments, il va falloir attendre pour les explications rationnelles ». 
Mon mari repart armé comme il peut pour répondre aux questions pour lesquelles il aura une éventuelle explication, les autres attendront. Et me voilà seule dans ma chambre d’hôpital.
 
C’est à ce moment-là que je reprends possession de mon corps : mon cerveau revient à sa place et prend conscience qu’il appartient à ce corps, et que tout ce qu’il vient de comprendre, c’est ce que vit le corps dont il est l’hôte.
Je prends conscience de ce qui vient de se passer mais pas encore totalement, ce qui me permet d’appeler ma collègue pour lui dire que je reviendrai au travail dans plus longtemps que prévu.

Acte 6 : Et puis vient l’heure des grandes eaux quand corps et esprit se retrouvent sur la même fréquence : « pourquoi ça m’arrive à moi ? », « qu’est-ce que j’ai mal fait ? ». Colère, injustice, abattement se dament le pion à qui mieux mieux.

Une nuit sans sommeil plus tard, j’écoute ma première méditation guidée (conseillée six mois auparavant par une amie mais comme il y a toujours mieux à faire que de s'occuper de soi, je n'avais pas pris le temps...et là, l'idée me revient comme une révélation). Ce sera un outil fondamental pour gérer la suite des évènements.
 
Acte 7 : On enchaine durant 4 jours les différents examens programmés.
Nous discutons également, au vu du parcours qui m’attend et du temps que je passerai dans les hôpitaux, de me vacciner contre la COVID-19 et de me poser une chambre implantable. Rien d’exceptionnel dans la vie d’une malade dont on commence à poser le diagnostic mais la manière dont a été gérée la possibilité que je choisisse est exemplaire.
En effet, alors que la rectosigmoïdoscopie est un examen programmé sur lequel on ne peut influer, il en a été autrement pour le vaccin et la chambre implantable. Dans ces deux cas, le chirurgien m’a conseillé de le faire sans pour autant me donner de délai. Ainsi, c’est moi qui ai décidé quand je recevrais le vaccin et c’est moi aussi qui ai décidé de la date de la pose de la CIP (vaccin fait le lendemain de mon hospitalisation et pose de la CIP deux jours après).

Etre souverain de sa prise de décision... Comprendre qu’on a une liberté même minime dans un cadre imposé pour décider de certaines choses permet d’être acteur et casse le sentiment d’impuissance qu’on a dans les premiers jours d’une épreuve difficile. 

Avoir conscience de cette liberté de choix, c’est reprendre forme humaine. C’est acquérir de la souveraineté. Je ne remercierai jamais assez les soignants que j'ai rencontré pour m'avoir donné cette possibilité, cette humanité qui m'ont rendue vivante dans une période où mon énergie vitale était dans le jaune sur l'échelle de Bovis...




 

Commentaires

  1. Chapeau. Estelle. belles leçons de vie et de courage face à la maladie et aux difficultés qui s'y rattachent. Bravo à toi et aussi à ta famille. Je ne peux que t exprimer toute mon admiration. Je t'embrasse plus que fort.

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    1. Merci Tata d'être toujours à mes côtés. Sache que ce que tu vois de moi, tu le portes en toi : on ne reconnait que ce qu'on est. Tu as toute mon admiration pour la personne que tu es. Je t'embrasse bien fort :)

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